CHAPITRE III

 

En sortant du building de la Canadian Chemical, Bill était tellement outré qu’il lui fallut de nombreuses minutes pour reprendre possession de lui-même.

La découverte de l’incroyable duplicité de Sellingham le bouleversait beaucoup plus qu’il ne voulait se l’avouer. Comme tout le monde, il avait toujours considéré Sir Archibald comme un homme dur et autoritaire, mais intègre, profondément honnête et loyal.

Or, maintenant qu’il connaissait, grâce au Xyz, le vrai visage de cet homme, il ressentait à son endroit une sorte de répulsion mêlée d’épouvante ! Sellingham, sous le couvert d’une honnêteté rigide, était tout simplement un forban… Non seulement il ne pensait qu’à tramer de sombres machinations pour escroquer les actionnaires de la firme, les employés et même les clients, mais l’idée d’un meurtre ne l’effrayait pas le moins du monde et il avait bel et bien eu ce dessein : se débarrasser à tout prix de Bill, le supprimer, le faire lâchement assassiner dans l’ombre…

Plongé dans une méditation plutôt déprimante, Bill s’engagea dans Granville Street et, dédaignant les moyens de transports en commun, trottoirs roulants aériens, hélicobus ou Go-stop (métro sans voitures, progressant par distances de cinq cents mètres tout au long d’une enfilade de quais ininterrompus) il s’orienta vers l’Ancien Musée.

Il marchait à longues enjambées lorsque, soudain, il fronça les sourcils et ralentit son allure. Chaque fois qu’une personne le croisait, ce passage s’accompagnait d’une sorte de rumeur bruissante, un peu comme un bruit d’eau nu comme le remuement d’une vague, et ce bruit agaçait ses tympans.

Attentif cette fois, il guetta l’arrivée d’un promeneur. Le bonhomme, un vieillard aux cheveux blancs, avançait lentement, assez à l’écart de Bill. Néanmoins, le phénomène se produisit… La rumeur s’éveillait, s’amplifiait, des mots indistincts se formaient et ébauchaient des bribes de phrases, puis le bruit s’éteignait.

Emerveillé, un peu ému aussi, Bill s’appliqua alors à déchiffrer ces pensées que les gens rayonnaient inconsciemment, et il ECOUTA ces messages involontaires.

Une jeune femme à la démarche élégante approchait. Sous un prétexte futile, Bill s’immobilisa afin de capter le mieux possible les ondes mentales de cette passante. Et, bientôt, des images s’imprimèrent dans son esprit, des nuages qu’on aurait pu traduire approximativement comme suit : « … je serai de nouveau en retard… mauvaise humeur… Edward, pas mal évidemment… tellement avare… mon nouveau sac gris-argent… je lui dirai… si Lewis voulait m’emmener… beaucoup plus généreux et, du reste…  »

Les signes devinrent inintelligibles, car la jeune femme continuait son chemin et marchait vite, en balançant son buste d’une façon pleine de coquetterie.

L’espace d’une seconde, Bill eut presque envie de lui emboîter le pas pour connaître la suite de ce soliloque silencieux. Sans doute la belle élégante hésitait-elle entre deux soupirants : Edward-l’avare et Lewis-le-généreux ? Et sans doute Edward était-il plus beau, puisqu’elle ne se décidait pas à le quitter pour Lewis ? Il est vrai que c’était Lewis qui ne voulait pas, du moins c’était ce qui ressortait de ce qu’elle se disait…

Mais un sentiment de pudeur retint Bill et il reprit sa route. Ses propres préoccupations revinrent à l’avant-plan. Une chose était sûre : c’est qu’il n’avait plus d’emploi ! Et cette nouvelle n’était guère réjouissante à annoncer sa mère et à Hallis !

Pourtant, le Xyz était une invention qui pouvait, qui devait rapporter gros. Mais comment s’y prendre pour exploiter la merveilleuse formule ?

Bill résolut d’en parler à Frankie.

Frankie était un excellent ami, presque un frère, un de ces compagnons fidèles auxquels on peut tout dire avec la certitude d’être compris, un camarade auquel on peut se fier dans les cas les plus difficiles. Et, justement, Frankie demeurait non loin de là, près de l’Ancien Musée  – devenu depuis l’année 2870 le Centre National des Bio-créations artificielles.

En vérité, Frankie Balter était un garçon qui ne manquait pas d’originalité ! Sur la terrasse d’un gratte-ciel, à une hauteur de cinq cents mètres, il avait construit de ses propres mains une sorte de baraque faite avec des rondins de bois et recouverte d’un toit de chaume ! Cette cabane rustique, il l’avait édifiée, disait-il, en signe de protestation contre l’intolérable dictature des architectes qui prétendaient absolument loger les gens dans des locaux standardisés, climatisés, chauffés à l’infrarouge, calculés au centimètre près et dotés d’une intimité « industrielle ».

Frankie, en outre, poussait le souci de l’indépendance jusqu’à refuser énergiquement tout travail qui ne concordât pas avec ses goûts bohèmes. Officiellement, il était artiste peintre. Mais il se consacrait tout aussi bien à la sculpture, à la littérature, et il lui arrivait même de composer de la musique, rien que pour son plaisir, pour la seule satisfaction de jouer ses propres œuvres, le soir, sur un antique piano à clavier qu’il avait déniché chez un antiquaire de Boston.

Un tel esprit de fantaisie n’était pas précisément prisé dans les sphères administratives ! Frankie Balter était classé au répertoire de la police municipale comme étant un individu asocial, de mœurs capricieuses quoique paisibles, tourmenté par les formes d’art nettement archaïques, doté d’un caractère moqueur, parfois irascible et parfois indifférent. Individu à surveiller, et, le cas échéant, s’il provoquait des troubles, à interner pour manque de sens collectif.

Au demeurant, Frankie était le plus charmant garçon du monde. Grand, mince, flegmatique, il avait une longue figure aux traits un peu endormis, des yeux d’un bleu très pâle, des cheveux blonds dont les mèches rebelles retombaient invariablement sur son front.

Bill l’avait eu comme condisciple pendant les quatre années d’étude préparatoire, à la Fondation Scolaire n° 8 de Vancouver, et leur amitié datait de cette époque.

Quand Frankie vit arriver son ami, il ouvrit des yeux étonnés.

— Salut, chimiste ! Quel bon vent t’amène à cette heure-ci ? Les travailleurs organisés auraient-ils donc le droit de se promener et de profiter du beau soleil de ce matin d’été ?

— Non, pas question de ça ! Répliqua Bill en riant.

En dépit de son air blagueur, Frankie était sincèrement intrigué.

— Tu fais l’école buissonnière ? S’enquit-il.

— Mieux que ça ! Je suis chômeur !

Pour le coup, Frankie déposa la palette et les pinceaux qu’il avait dans les mains.

— Bravo, Bill ! dit-il en arborant un grand sourire de sa grande bouche juvénile. Voilà ce que j’appelle une bonne nouvelle, vieux frère ! J’espère que tu apprécies ta chance à sa juste valeur ?…

Bill esquissa une moue pas très convaincue.

— C’est-à-dire… grommela-t-il, j’ai bien peur de ne pas savourer tout ce que la situation comporte de si heureux pour moi.

— Prends ton temps, conseilla Frankie en s’asseyant sur le coin de la table qui se trouvait au milieu de la vaste pièce. Rien ne presse, pas vrai ? L’homme accueille toujours difficilement une grande joie véritable…

— En fait, ce n’est pas pour t’annoncer que je suis chômeur que je suis venu. J’ai autre chose à te raconter… Tu connais mes recherches scientifiques et tu es au courant du problème auquel je me suis attaqué…

— Oui, ton histoire de drogue destinée à exciter les perceptions du cerveau ?

— Exactement… Eh bien, c’est fini !

— Tu renonces ?

— Au contraire : j’ai réussi !

— Tu plaisantes ?

— Absolument pas ! J’ai atteint mon but… La formule que j’ai mise au point me stupéfie moi-même. J’ai appelé mon nouveau produit le Xyz… Regarde…

Bill tira de sa poche une petite boîte de plastique, l’ouvrit et montra à son ami les comprimés rouges.

— Avec deux de ces comprimés, dit-il, l’excitation cérébrale se prolonge pendant une heure environ.

— Et alors ?

— Je puis capter les pensées des gens, ni plus ni moins !

Frankie fit une grimace et laissa tomber :

— C’est tellement incroyable que… que je n’arrive pas à y croire ! Es-tu sûr de ce que tu avances ?

— Tu me prends pour un farceur ? J’ai vérifié mes propres expériences et les résultats sont formels…

Bill relata alors les premiers essais qu’il avait faits deux jours auparavant, avec sa mère, puis les essais qu’il avait répétés le lendemain, puis enfin l’entretien avec Sellingham.

 

*

*  *

 

Frankie ne songeait nullement à cacher à quel point il était impressionné par les révélations de Bill.

Assis à même le plancher, le dos contre la cloison de bois de sa baraque, il méditait en silence, le front penché. Les propriétés effarantes du Xyz avaient fait naître en lui tout à la fois l’admiration et l’inquiétude.

Il leva soudain la tête et murmura en regardant Bill d’un air rêveur :

— Je ne sais pas si tu te rends compte ce que ça signifie : lire les pensées des gens ?…

— Pour être tout à fait franc, reconnut Bill, pendant ces longs mois de recherches, je n’ai pas envisagé une seule fois les conséquences pratiques de mon idée. Pour moi, je ne voyais là qu’un problème à résoudre, un problème scientifique, un problème de biochimie… Tu te souviens de mon enthousiasme quand j’ai commencé à étudier les travaux des précurseurs… Au vrai, les savants abordaient la question en sens inverse : l’étude des narcotiques et la localisation des effets dans les différentes régions du cerveau… Ce qui m’avait surtout frappé dans ces vieux mémoires, c’était le rapport d’un certain Dr Harris Isbell, chef du service des narcotiques à l’Hôpital de Lexington… Ce savant était parvenu à déterminer d’une manière remarquable la progression des effets anesthésiques dans l’encéphale… Plus tard, le centre universitaire de Californie a dressé la géographie complète des circonvolutions et, il y a douze ans, au Congrès Médical de 2868, le docteur Ma-Hu-Liang, de Canton, a montré comment il avait localisé avec minutie les régions perceptives des deux hémisphères cérébraux… Partant du principe qu’un narcotique assoupit les cellules nerveuses, j’ai cherché l’invention contraire et voilà ! Le Xyz n’est pas une formule diabolique : c’est un médicament comme un autre, un excitant… Quand il agit, il y a comme un septième sens qui s’éveille et qui permet de capter les pensées d’autrui…

Frankie demanda à mi-voix :

— Est-ce que tu lis ces pensées ? Ou bien les entends-tu ?

— Je les lis et je les entends simultanément. Ou, plutôt, ce n’est pas aussi simple ni aussi banal comme perception : les deux phénomènes semblent mêlés… Imagine le langage du rêve. Quand on rêve, on prononce des mots, on entend des paroles, on lit des phrases, bien qu’en réalité rien de tout cela ne soit rigoureusement authentique. Le dormeur qui rêve lit et entend des choses qui ne sont ni écrites ni prononcées… Tu saisis ce que je veux dire ?

— Oui, plus ou moins… Mais je n’arrive pas à croire que tu aies réellement réussi une chose aussi fantastique. Pour te dire le fond de ma pensée, ça me flanque une sorte de frousse, je te jure ! Qui sait où ça va t’entraîner, cette histoire ! Et non seulement toi, mais toute l’humanité !

— Certes, admit Bill, s’il est vrai que toutes les découvertes de l’homme ont amené un cortège de bienfaits, il faut reconnaître qu’elles sont aussi à l’origine de bien des désastres. Et mon invention n’échappera peut-être pas à cette règle… Néanmoins, j’ai bien l’intention d’aller de l’avant.

Frankie ne répondit pas. Après un moment de silence, Bill lui demanda :

— Tu me désapprouves, Frankie ?

— Non… Il ne faut jamais avoir peur de l’aventure, et tu ne serais pas un vrai savant si tu reculais devant les risques de l’inconnu… Seulement, je ne vois pas comment tu pourrais procéder pour faire connaître tes extraordinaire Pilules et retirer de ton travail la gloire et les avantages que tu mérites. On ne peut jamais tirer de l’argent que d’une chose qu’on vend, c’est un principe intangible. Or tu as vu la réaction de ton patron ! Avant même de savoir de quoi il retournait, ton salaud de Sellingham cherchait déjà à te voler ta formule !

— Je puis déposer ma formule et garder le brevet, fit observer le chimiste.

— Balivernes ! Riposta le peintre. Même si ton machin est breveté, il se trouvera des tas de chimistes pour en modifier légèrement la composition sans altérer ses propriétés, et tu es sûr d’être ruiné avant d’avoir vendu cent boîtes de Xyz !…

— Je pourrais le proposer au Gouvernement, suggéra alors Bill. La justice pourrait encore améliorer la technique des interrogatoires avec le Xyz. Un voleur, un assassin ne pourraient plus dissimuler aucune de leurs pensées secrètes…

— Non, dit Frankie en faisant une moue sceptique, ça ne donnera rien. Ou bien le Gouvernement interdira la fabrication de ton produit, étant donnés les troubles que le Xyz peut provoquer parmi le public ; ou bien il en conservera le monopole et il s’en servira pour instaurer une dictature politique inébranlable. Et alors, gare à nous !…

De nouveau, le silence enveloppa les deux jeunes hommes. La solution de ce problème n’était pas facile, à vrai dire !

Finalement, Bill reprit :

— J’attache beaucoup d’importance à ton opinion, Frankie. Tu me connais depuis très longtemps, tu es mon seul ami et tu sais à quel point j’ai toujours été passionné par les énigmes de la science… Les recherches auxquelles j’ai travaillé comme un forçat depuis ma sortie de l’Université, tu sais que ce n’est pas pour gagner de l’argent que je m’y suis attelé ; je croyais, et je crois encore que mon invention peut être un auxiliaire puissant au service de la Science : grâce à mon produit, l’homme va pouvoir pénétrer plus profondément dans les secrets de la Création et apprendre sur lui-même, sur la vie, sur l’Univers, des choses qui feront progresser l’humanité. Néanmoins, pour l’instant, je me trouve devant un obstacle, et cet obstacle est le suivant : comment organiser la fabrication et l’exploitation du Xyz ?… Quelle est ta pensée à ce sujet ?…

Un sourire étrangement rêveur apparut sur les lèvres du peintre.

— Et c’est toi qui me demande ça, Bill ? Railla-t-il. Toi, le seul homme au monde qui puisse lire la pensée des autres, tu me demandes ce que je pense de ta situation ?

Un léger nuage passa sur le front du jeune chimiste.

— Je ne suis pas sous l’effet du Xyz en ce moment, Frankie. J’en avais absorbé avant mon entrevue avec Sellingham, mais l’excitation cérébrale s’est terminée avant mon arrivée ici… J’aurais pu en reprendre, naturellement, mais… mais je ne l’ai pas fait.

Frankie hocha lentement la tête.

— Entre nous, hein, Bill, ça me gênait un peu de songer que tu lisais peut-être mes pensées à travers mon crâne. Je te sais gré d’avoir… d’avoir respecté mon intégrité.

Il se leva et alla chercher sur sa table de travail une longue pipe de porcelaine, une de ces pipes qu’il avait fabriquées lui-même d’après un vieux modèle du Musée de l’Homme. Puis, tout en la bourrant, il murmura :

— Au fond, mon vieux Bill, tu ne peux pas t’empêcher de ressentir confusément ce qu’il y a de sacrilège dans ton invention, pas vrai ?… Violer l’intimité secrète des gens, lire les pensées qu’ils cachent, dévoiler les vérités qu’ils n’osent pas ou qu’ils ne veulent pas révéler, c’est une sorte de profanation, presque un crime à vrai dire… La preuve, c’est que par délicatesse à mon égard, par respect pour notre amitié, tu n’as pas utilisé ton pouvoir sur moi…

— Peut-être, admit Bill à mi-voix. En réalité, je n’ai pas réfléchi si loin… Mais il y a sans doute du vrai dans ce que tu viens de dire. En venant, après avoir quitté l’usine, je me trouvais en pleine puissance xyzienne et… figure-toi que j’ai constaté un phénomène auquel je n’avais même pas encore songé… Même à l’extérieur, même dans la rue, j’entends ce que pensent les gens que je croise !… Evidemment, ce n’est qu’une rumeur indistincte, et il faut que je me recueille pour déchiffrer réellement ces ondes mentales, mais je te jure que c’est une épreuve assez impressionnante que de capter toutes ces ondes…

— Grands dieux ! Soupira Frankie. Tu finiras par devenir fou si tu ne surveilles pas ton comportement… Est-ce que tu peux sélectionner la réception des ondes mentales ?

— Non, pas encore. J’espère y arriver, mais je n’en suis pas encore là…

— C’est extrêmement périlleux pour ton propre équilibre, alors ?… En somme, c’est un peu comme si tu ouvrais un poste de radio qui te permettrait de capter toutes les émissions qui sillonnent invisiblement l’atmosphère, mais sans que tu puisses trier les ondes !

— C’est exactement ça, en effet. Mais… rassure-toi, je suis prudent !

— Il y a autre chose, reprit Frankie, et je vais te parler en toute franchise. Deux dangers te guettent, Bill, et ces deux dangers sont aussi redoutables l’un que l’autre ! Le premier, c’est que tu risques de sombrer très vite dans la plus ténébreuse neurasthénie ! Quand tu découvriras à quel point les gens sont menteurs, hypocrites, pleins de ruses et de petits calculs malhonnêtes, tu vas te sentir prodigieusement écœuré par la laideur du genre humain… Regarde ton expérience avec Sellingham ! Tu prenais cet homme pour un type bien, loyal, sincère… et tu sais maintenant la fripouille que c’est ! Te rends-tu compte de la tristesse qui va peser sur toi quand tu auras mesuré la fourberie consciente ou inconsciente de la plupart des gens ?… Et ceci m’amène au deuxième danger qui te menace : si tu ne surveilles pas tes réactions, si tu fais part de ton secret à une ou plusieurs personnes, même des savants réputés, tu vas devenir l’ennemi n° I du genre humain ! Tu seras l’homme à abattre et je ne te donne pas dix jours à vivre ! Tu me l’as dit toi-même : la première pensée de Sellingham, son premier réflexe quand il a vu que tu connaissais ses turpitudes, c’était : de te supprimer, de te faire assassiner !

— Si je comprends bien, dit Bill sur un ton amer et désenchanté, tu voudrais que je renonce à ma découverte, que je détruise la formule Xyz et que j’abdique ?…

Frankie s’approcha de son ami. Un sourire rêveur continuait à flotter sur ses lèvres charnues. Il posa sa main gauche sur l’épaule du chimiste, puis, de son poing droit refermé sur le fourneau de sa pipe, – il lui appliqua quelques bourrades amicales sur la poitrine.

— Mais non, je ne te pousse pas à abdiquer ! dit-il d’une voix affectueuse. Mais je ne tiens pas du tout à ce qu’on fasse mourir mon seul copain ici-bas. Ce que j’essaie de te faire saisir, c’est qu’il n’y a qu’une solution !

— Et c’est ?…

— C’est de ne pas vendre la formule du Xyz ! En la jetant sur le marché, tu t’exposes à trop de risques…. D’autre part, puisque tu n’as plus d’emploi et que tu as besoin d’argent pour te marier, il faut que ta découverte te procure des rentrées financières. Conclusion : garde ton secret et utilise-le toi-même !

— Que veux-tu dire ?

— Simplement ceci : ne parle à personne de ta formule, mais débrouille-toi pour t’en servir. En utilisant les propriétés extraordinaires du Xyz dans un but strictement personnel, et en les conservant secrètes au lieu de les divulguer, tu peux fort bien te ménager une existence confortable…

Ebranlé par ce raisonnement aussi clair que logique, Bill demeura un moment pensif.

— Dans un sens, évidemment, ce que tu dis est vrai, prononça-t-il enfin d’un air mélancolique, mais j’avais espéré que le Xyz marquerait l’aube d’une nouvelle période de progrès et…

— Plus tard ! Coupa le peintre avec conviction. Tu t’occuperas du progrès scientifique plus tard ! Ce qui compte avant tout, c’est que tu t’organises pour gagner ta vie grâce à ta découverte. D’ailleurs, tu n’as pas le choix : ou bien tu restes un pauvre petit chimiste sans travail, ou bien tu te débrouilles pour conquérir d’une manière ou d’une autre ton indépendance financière. Ou alors…

Frankie se tut, secoua sa pipe et lit quelques pas dans la pièce. Bill marmonna :

— Ou alors quoi ?

— Ou alors, mon pauvre vieux, on retrouvera ton cadavre je ne sais où, et personne ne saura jamais ni par qui ni pourquoi tu as été assassiné. Moi, tu n’en doutes pas, je ne parlerai jamais de ce que tu m’as révélé ; mais si tu continues à mettre d’autres gens dans le secret du Xyz, je te garantis que tu n’as pas trois semaines de vie devant toi ! Et je t’adjure de croire que je ne plaisante pas, Bill…

Ces derniers mots du peintre étaient superflus, car le jeune chimiste n’avait jamais vu tant de gravité, tant de solennité frémissante dans le visage placide de son ami.

Et c’est ainsi qu’il comprit brusquement que le Xyz, sa propre découverte, faisait de lui un homme seul sur la Terre, un être à part, un homme dont le destin était désormais plein de mortelles menaces…